« Architecture invisible ? » aux Moulins de Paillard invite des artistes contemporains, sensibles aux connivences entre art et architecture, à concevoir des œuvres pour un site spécifique tout en appelant une forme plus immatérielle dans une vision fluidifiée de l’espace et du temps.
Les œuvres produites dans le cadre de cette exposition échappent aux systèmes clos. Elles se révèlent disponibles aux rencontres heureuses des mouvements du monde et de l’imaginaire. Elles peuvent être convoquées à tout moment, déplacées ou transportées.
Penser l’architecture sous une forme dématérialisée, liquéfiée, disséminée, voire évaporée n’est pas pur trait d’esprit. La publication « Objets en procès après la dématérialisation de l’art » (Genève – Métis Presses 2012), souligne l’intérêt des artistes pour le « décalage » introduit entre objet et œuvre. « L’objet a perdu son caractère d’évidence » où « sa matérialité, traversée par des processus qui la mettent à l’épreuve, doit à chaque fois être repensée ». Cette théorie peut aisément s’appliquer à l’architecture. C’est cet écart spatial et temporel qui se joue aux Moulins de Paillard, au gré du déplacement du corps, de la pensée, de la transformation d’un lieu, certes, bien réel en une image qui perd peu à peu de sa consistance.
« Architecture invisible ? » permet ainsi de saisir pleinement le pouvoir de la dématérialisation dans la conception de l’œuvre qui existe désormais sous plusieurs formes et renvoyer à diverses plateformes, interconnectées et co-dépendantes en référence au site/non-site du mouvement Land Art.
Pour Jean-Marc Poinsot, ces artistes du Land Art en développant des œuvres pour la galerie et dans la nature font coïncider « (…) deux réalités spatiales contrastées mais complémentaires (…) : celle du lieu, un lieu que j’ai appelé lieu anthropologique parce que l’identité, les relations et l’histoire de ceux qui l’habitent s’y inscrivent dans l’espace ; celle du non-lieu, en entendant par là les espaces de circulation, de la distribution et de la communication, où ni l’identité, ni la relation, ni l’histoire ne se laissent appréhender et qui me paraissent spécifiques à l’époque contemporaine ».
Sur ce modèle, les installations de « Architecture invisible ? #2» convoquent particularismes et abstractions, formes reconnaissables et pourtant méconnues. « L’étrangeté de ce que tu n’es plus ou ne possèdes plus t’attend au passage dans les lieux étrangers et jamais possédés » nous dit Italo Calvino dans « les villes invisibles » (1972). A travers ses « portraits » de cités, l’écrivain relie des temps immémoriaux – son ouvrage étant inspiré de « Devisement du Monde » de Marco Polo – au futur. Le lecteur se perd dans les méandres de ses descriptions, mais l’univers des contes des 1001 nuits n’est jamais loin.
En littérature comme en art, l’immatérialité s’accorde avec une sorte d’obsession formelle. Pour Calvino, la structure des « villes invisibles » prend le pas sur l’intrigue du livre . Pour les artistes en quête d’invisibilité, le protocole rigoureux tend à s’effacer derrière l’approche phénoménologique. Ils définissent des paramètres très précis (intensité lumineuse, environnement sonore, chaleur, circulation des flux d’air…) qui vont agir sur la sensibilité et la perception du spectateur jusqu’à induire un état propre à chacun. L’espace devient caisse de résonances ou surface de réverbération. Et c’est au prix d’un contact rapproché que la rumeur de l’architecture se fait entendre.
Contre, tout contre
Oliver Beer étudie attentivement les points de résonnance de lieux parfois improbables, des lieux vides et durs (carrières, égouts, garages) avant d’écrire sa partition musicale. The Resonance Project: Pay and Display (2011) se déroule dans un parking désaffecté de Birmingham que l’harmonie de deux chœurs (chœur symphonique et chœur d’enfants diffusés sur deux écrans) vient remplir. Les performeurs jouent avec l’écho que l’architecture du lieu leur renvoie. Dans le film The Resonance Project: Pay and Display, la caméra se pose avec autant d’acuité sur les murs lézardés en béton que sur l’épiderme des chanteurs qui scandent le refrain « Pay and Display » en référence à la mention « Have you paid and displayed ? » inscrite aux murs. Mettre à l’unisson la fréquence de résonnance du garage et la voix humaine revient à défier l’hostilité première de ce lieu pour mieux « partager du sensible » .
Perrine Lacroix présente son œuvre « Mauer », hommage à la dernière victime du mur de Berlin. Dans la nuit du 7 au 8 mars 1989, alors que le couple Freudenberg s’apprête à passer à l’Ouest à bord d’un ballon gonflable, il se fait dénoncé puis intercepté par la police. Le ballon n’est pas suffisamment rempli pour pouvoir transporter deux personnes. Ils décident alors que Winfried parte seul. Il coupe les ancres et monte dans le ciel glacial de Berlin. … L’artiste semble offrir ici une nouvelle chance au couple de s’évader de l’ex-RDA dans leur ballon de fortune assemblé clandestinement à l’aide de morceaux de polyéthylène. Les Moulins de Paillard sont alors la dernière destination de ce projet d’évasion avorté.
On n’y voit rien
Marie-Jeanne Hoffner opère sans cesse un déplacement entre l’espace vécu, sa description et l’espace projeté. Les miroirs de la vidéo « Rear mirrors » s’ouvrent et se referment sur certains détails de l’architecture tandis que la maquette des Moulins de Paillard faite de mémoire nous projette dans un espace où il faut avancer à l’aveugle. Elle nous renvoie à notre statut de « blind man » (du nom de revue publiée par Duchamp en 1917), incapable de percevoir ce que les « photogrammes » en noir et blanc de l’artiste révèlent ; les flux d’airs et de lumières à chaque seuil.
Ce sont ces « structures soft », courants d’air et énergies invisibles qui captivent le designer et théoricien, Clino Castelli, l’un des tous premiers à penser l’environnement sensoriel et l’identité émotionnelle des produits. Le « diagramme doux de Gretl » désigne la circulation de ces flux en différents points de la maison que le philosophe Ludwig Wittgenstein fit construire pour sa sœur Margaret en 1927.
L’installation de Vincent Lamouroux réalisée à la chaux invite le spectateur à une expérience immersive. Le matériau vient atténuer de son blanc laiteux les particularités de l’architecture, l’angularité des murs. Libéré de tout obstacle, l’œil glisse sur cette surface volatile. S’ouvre alors un monde de souvenirs et de suggestivités sur lequel paradoxalement rien ni personne ne semble avoir de prise. John Dewey dans « Reconstruction en philosophie » (1920) attire notre attention sur un point précis : « à la différence du souvenir, la suggestion n’est jamais tenue à l’exactitude. Ce nuage suggère un chameau ou un visage humain, ce qui serait impossible s’il n’y avait pas eu au préalable l’expérience du chameau ou du visage, mais la réalité de cette ressemblance n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est l’intérêt émotionnel de la redécouverte du chameau ou de l’attention à l’évolution du visage clos alors qu’il se forme ou se dissout ». Ces images nées de notre imagination, sitôt perçues dans l’aspérité de la chaux, sitôt évanouies, participent à « la construction poétique interne » de l’œuvre (citation d’Alain Charre ). La mémoire du lieu s’estompe alors au profit de cette volatilité de la matérialité qui génère une forme de la dissolution.
Les artistes
Oliver Beer
Né en 1985 au Royaume Uni, Oliver Beer est diplômé de l’Academy of Contemporary Music et de la Ruskin School of Drawing and Fine Art de l’Université d’Oxford. Sa personnalité et son parcours l’ont amené à s’intéresser très tôt à la relation qui existe entre le son et l’espace, en particulier à travers la voix et l’architecture. Ses recherches se traduisent par des performances fascinantes auxquelles le spectateur participe par sa seule présence, ainsi que des sculptures et des vidéos qui incarnent l’expression plastique, littérale ou métaphorique de cette subtile relation et de l’expérience qu’en fait le corps humain.
L’œuvre d’Oliver Beer a déjà fait l’objet de nombreuses projections et d’expositions personnelles et de groupes dont notamment à l’Ikon Gallery de Birmingham, au Palais de Tokyo à Paris, à l’Abazzia di Farfa à Rome, à la Biennale de Lyon, au Modern Art d’Oxford, au WIELS de Bruxelles, à la Ménagerie de Verre à Paris et au Hebbel Theater de Berlin, au Centre Pompidou ou encore à l’ICA de Londres.
Marie-Jeanne Hoffner
Depuis la fin de ses études à l’École Régionale des Beaux-Arts de Nantes (ERBAN), en 1999, elle a exposé son travail en France (Frac Alsace 2013, Point éphémère, Paris, 2009, Centre culturel les Dominicaines, Pont-l’évèque,2005; Collège Marcel Duchamp, Châteauroux, 2001…) ainsi qu’à l’étranger (CAT gallery (Contemporary Art Tasmania) 2014, Conical art space, 2009 et Linden art centre, Melbourne,2006; Galeria Ernesto Catena, Buenos Aires, 2007; Glasgow Independent Studios, 2002…). Elle a aussi participé à de nombreuses résidences et expositions collectives en France et à l’étranger.
Perrine Lacroix
Diplômée de L’Ecole Nationale des Arts Décoratifs de Paris, Perrine Lacroix (née en1967) a exposé en Allemagne (Das Esszimmer, Bonn 2013), en Algérie (Musée d’Art Moderne d’Alger 2010), en Roumanie (Centre d’art contemporain Tranzit, Cluj-Napoca 2004), en Belgique (D’une maison l’autre, Bruxelles 2012 et 2014), en France (Snap-projects, Lyon 2014, Mpvite, Hub Studio, Nantes 2013, Angle, La Roche-sur-Foron 2012, La Halle, Pont-en Royans 2012, Buy Sellf, Marseille 2010 ainsi qu’en Résonance avec la Biennale de Lyon 2009 et 2005). Elle a aussi participé à plusieurs résidences et expositions collectives en France et à l’étranger.
Vincent Lamouroux
Lauréat du Prix Fondation d’Entreprise Ricard en 2006, Vincent Lamouroux a notamment exposé son travail à l’Abbaye de Fontevraud (2011), au MAMCO de Genève (2005), au Credac à Ivry-sur-Seine (2005) et dans des expositions collectives au MUDAM de Luxembourg, à l’IAC de Villeurbanne, au MAC/VAL, Vitry-sur-Seine, au CAPC – Musée d’Art Contemporain de Bordeaux (en 2009) au Museum of Contemporary Art of Detroit ; Institute of Visual Arts (Inova), Peck School of the Arts, University of Wisconsin, Milwaukee, Hyde Park Art Center de Chicago (2010) et à Los Angeles pour LOST (in LA) en 2013.
Centre d’Art Les Moulins de Paillard
Jusqu’au 29 novembre 2014
http://moulinsdepaillard.wordpress.com/